lundi 11 mai 2020, par Chloë Sunky
Je veux d’abord te remercier, Alexandre Grondeau, pour cet honneur que tu fais régulièrement à Sistoeurs en envoyant chacun de tes projets, et pour cette amitié indéfectible créée au fil du temps. Indéfectible, car fondée sur un respect réciproque et des valeurs communes qui, si elles ne rapportent pas beaucoup financièrement, sont la marque des esprits libres. Il n’était pas envisageable de manquer une interview au sujet de ton dernier livre : « Bob Marley, un héros universel ». Merci, là encore, de nous en offrir l’exclusivité à l’occasion de la commémoration de la mort du chanteur, le 11 mai.
11 mai… La mort de Bob Marley et la date d’un déconfinement en semi-liberté. Ironie de l’Histoire ? Coup du destin ?
Bonjour Sistoeurs et merci de votre accueil :). C’est toujours un plaisir de passer sur votre site, répondre à vos questions, ou de lire d’autres de vos contenus. La date du 11 mai est une étrange coïncidence, oui. Faut-il rappeler qu’en France, Bob est mort le jour de l’élection de Mitterrand ce qui avait laissé une faible couverture médiatique de l’événement planétaire qu’était le décès du Tuff Gong ? Les circonstances sont différentes encore aujourd’hui, et il n’est pas sûr que beaucoup de Français aient envie de penser à Bob Marley au moment où ils sont enfin libérés de chez eux. Et pourtant ils devraient, tant il y a à apprendre dans la carrière du chanteur.
Ce livre est plus qu’un hommage. Empreint d’humilité, il sait pointer l’essentiel concernant l’artiste tout en distribuant des coups de poing à ceux qui lui font du tort. Et ils sont nombreux.
« Bob Marley reste en effet le représentant des opprimés, des affamés, des pauvres gens, des déclassés, des habitants des pays des Suds et des ghettos du Nord dont il est le porte-drapeau bien plus crédible et pertinent que certaines stars internationales du hip-hop ou de la pop qui se complaisent dans leurs modes de vie bling-bling totalement intégré au système qu’ils font mine de contester ». Admettons que ces stars internationales ne sont pas les pires, puisqu’on repère de loin leur mystification. Non, les pires sont rigoureusement épinglées tout au long du premier chapitre, judicieusement appelé : « En finir avec Bob Marley, caricature bobo pour rebelles sans cause ». C’est un réel plaisir de te voir dézinguer toutes les postures, les indécences, les instrumentalisations relayées mécaniquement. Je suis obligée de citer cette phrase mémorable : « Bob n’a pas fait carrière pour devenir l’idole de préadolescents boutonneux de la classe moyenne occidentale, de néo-hippies nostalgiques de la beat génération ou de rastas blancs en sarouels multicolores et au bonnet vert, jaune, rouge. Non, Nesta ne se voulait pas leader des altermondialistes de salon ou des WASP porteurs de drapeau du lion de Judée, pétard à la bouche, regard rougi par le THC et dreadlocks synthétiques sur la tête ». J’ai ri ! « J’écoute du Bob, je porte du Bob. Je suis cool et rebelle avec mes chaussettes Marley et mon tee-shirt filet. Je ne comprends pas l’anglais ? A quoi bon m’embêter, l’industrie du disque a prémâché ma révolution. Si elle me dit que c’est de la bonne came, c’est de la bonne. Autant la croire sur parole, parce que moi, justement, les paroles, je m’en fous…. Et puis, quand je serai plus grand, je me ferai tatouer la tête du roi du reggae sur l’épaule, ce sera chanmé ! » J’ai ri de plus belle ! De manière générale, on sent, tout au long du livre, ton agacement, ton énervement, ton ras le bol général pour ceux qui, prétendant être les plus fidèles représentants du « mouvement » en sont finalement les pires héritiers. Tu évoques le « hipster rasta tatoué modèle », le « néo-hippie bobo groupie en sarouel » (p.132) et même les « ayatollahs du reggae » (p.42). Est-ce qu’il y a eu un évènement particulier, une anecdote de trop, pour que tu veuilles à ce point remettre les pendules à l’heure ?
Il y en a beaucoup. Elles proviennent pour beaucoup d’une même attitude : l’intolérance. Je me rappelle des reproches de certains ayatollahs parisiens de la musique jamaïcaine ne pouvant supporter que nous parlions régulièrement du Tuff Gong sur Reggae.fr. Leur rejet de Bob avait quelque chose d’étonnant. Dans une autre perspective, l’egotrip de certains artistes méprisant leur public pas assez urbain, ou trop vert, jaune rouge pour eux, a quelque chose de déstabilisant. Et puis je pense aussi à l’inconséquence mercantile de ces personnes qui consomment le reggae comme n’importe quel produit banal, comme une musique aseptisée et jetable, ignorant la plupart de ses valeurs constitutives... Bref, je me bats contre des moulins à vents. Mieux vaut mettre un bon sceud et passer à la question suivante (rires).
Le titre du chapitre 2 m’interpelle également : « Bob est mort et le monde ne sera plus jamais tout à fait pareil ». On entend beaucoup, ces derniers temps, que « le monde ne sera plus comme avant ». Il y a une résonnance intéressante. Là encore, on voudrait « remettre les pendules à l’heure »… Es-tu plutôt optimiste ou pessimiste quant à l’avenir de l’humanité ? Y aura-t-il vraiment la possibilité d’une prise de conscience générale ?
Je suis optimiste puisque j’écris des livres comme Génération H, Bons à Rien sauf à Vivre, Têtes Chercheuses d’Existence, et que je produis de la musique qui a vocation à divertir mais aussi à faire réfléchir. Pourtant si tu me demandes de quoi sera fait demain, je te répondrai que cela sera le même monde, mais en pire. Tu vois, je ne suis pas à un paradoxe prêt :)
Tu as fait une vidéo, pendant le confinement, où tu abordes la gestion de ce temps-mort par les consommateurs de cannabis, et tu évoques un possible changement de posture de la part du gouvernement quant à la légalisation, évoquant les énormes enjeux financiers qui l’accompagneraient. Il est difficile de faire des pronostics mais quelles sont les chances que cela puisse arriver dans un Etat qui prétend mordicus vouloir, plus que jamais, gérer notre santé ?
Ah ah (rires), vaste sujet, tu as raison. Mon opinion est que ce qui se passe aux États-Unis arrive toujours avec une dizaine d’années de retard en France. Et que vue l’argent dégagé et les emplois créés par l’industrie du cannabis, je vois bien la France légaliser dans les cinq ans. Peut-être pas avant les prochaines présidentielles, mais à mon avis le prochain président devra être celui de la fin de la prohibition.
Puisqu’on parle de cannabis… J’aimerais aborder avec toi le choix de la couverture du livre. On voit Bob Marley de profil, en train de fumer un joint. Tu aurais pu le montrer sur scène ou dans une autre posture. J’ai d’ailleurs lu, il me semble (tu me dis si je me trompe), que certains libraires refusaient de mettre le livre en avant uniquement à cause de cette image qu’ils censuraient ?!
Oui, la couverture ne plaît pas à tout le monde, mais, moi, j’adore cette photo d’Adrian Boot. Je ne regrette pas du tout ce choix même si quelques libraires se sont avoués choqués… C’est aberrant en 2020, mais c’est pourtant bien une réalité. Pourtant la photographie est superbe, et quand je me suis retrouvé avec l’honneur de choisir un certain nombre de clichés de cet immense photographe musical qu’est Adrian Boot, j’avoue que j’ai fini par cette photographie du Tuff Gong de profil avec la fumée qui s’élève de son joint…. Je la trouve poétique, voire mystique… Comble de bonheur j’ai pu en intégrer neuf autres, tout aussi jolies, dans le livre.
Ne crains-tu pas, en donnant cette image de Bob Marley, de tomber dans la caricature que tu dénonces, cette image « d’un roi de la ganja, du peace and love et du merchandising posthume » (p.55) alors que tu mets brillamment en avant la personnalité du rebelle révolutionnaire ?
Pour le coup, Bob Marley n’avait pas honte de fumer de l’herbe. Il le revendiquait. Il appréhendait la weed comme une « nourriture spirituelle, » comme un outil de méditation et de réflexion intérieure. A la limite si ça peut suggérer leur erreur aux personnes qui pensent que l’usage du cannabis est uniquement festif, et qui lisent le chapitre sur Bob et la ganja, j’aurais déjà réussi quelque chose de pas mal...
Tu fais le bilan de ce qui est parti avec Bob Marley : « Robert Nesta nous avait quittés et, avec lui, une époque s’était doucement éteinte, comme une certaine manière d’appréhender la création musicale (l’enregistrement studio progressivement remplacé par les machines), l’engagement politique (les intellectuels et les utopistes meurent, remplacés par des gestionnaires d’idées de pacotille), la vie de citoyen (mettre en adéquation sa vie et ses dires…). ». Il semble que cette date anniversaire, en 2020, élargisse encore la liste de ce qui nous manquera à l’avenir, qu’en penses-tu ?
J’ai envie d’être positif, malgré le monde qui s’écroule. Qu’est-ce qui fait avancer l’humanité depuis son origine, si ce n’est l’espoir d’un lendemain meilleur ?
Tu évoques autant l’héritage musical que filial dans ton livre. Après avoir pointé l’héritage dévoyé (« Aurait-il supporté d’être ainsi instrumentalisé pour vendre tout et n’importe quoi ? »), tu accordes une large place à cet héritage qui fait que « On a tous en nous quelque chose de Bob Marley » (p.37). Ce « quelque chose », chez toi, ce serait quoi ? L’engagement militant ? L’hédonisme ? La volonté de réussir ? La quête d’absolu ? ...
Oui, il y a un peu de tout cela… Dans le livre, j’aborde une dizaine de facettes de Bob et forcément elles renvoient à des postures ou des attitudes plus universelles que chacun d’entre nous peut avoir ou rejeter. J’aime à croire que nous avons tous en nous une complexité qui nous oblige à plus d’humilité. Pour ma part, ce quelque chose de Bob se situe probablement du côté de l’association de son hédonisme et de son mysticisme.
Ton fils s’appelle Joao Nesta. Il parait difficile de rendre un plus vibrant hommage au Tuff Gong que celui-là. Est-ce que tu as écrit ce livre aussi un peu pour lui ?
Je lui dédie le livre :). Il n’a pas encore cinq ans mais il a passé ce confinement comme un chef. Il m’a épaté. Il écoute déjà beaucoup de musique, il a ses disques préférés et je lui ai donné accès à toute ma cdtèque. De temps en temps il vient se prendre quelques albums, et il les insère dans son mange-disque bleu. Il kiffe. La dernière fois il était fier de venir me faire découvrir mon propre disque de Jimi Hendrix. Bon, la vérité c’est qu’il préfère très largement le football, mais ça me va également… Je ne suis pas difficile tant qu’il s’éclate.
Ce triste anniversaire de la mort de Bob Marley rappelle à quel point rien n’a vraiment évolué pendant toutes ces années et combien ses combats sont encore d’actualité. Plus que jamais, nous sommes tiraillés entre une certaine revendication de la violence pour changer un système mortifère et une légitime attirance pour le pacifisme. La désobéissance civile est peut-être une alternative efficace, qu’en penses-tu ?
Dur à dire. Chacun agit en son âme et conscience et au final, si nous étions un peu plus conscients et responsables de nos actes quotidiens, nous ne serions pas confrontés à toutes ces difficultés sociales ou ces histoires de pollution de la planète, pour ne pas dire de destruction... Voilà le problème. On ne sait pas partager, ni arrêter d’abuser. Si le monde est dans cette situation, c’est bien que quelqu’un ou quelque chose l’a amené là. Et qui d’autres que nous-même pour expliquer toute cette merde ? Tu vois autre chose ? Et si rien ne change, on ne peut plus se cacher seulement derrière l’incompétence de nos gouvernants. Je n’ai pas de preuves statistiques mais intuitivement, je pense qu’une majorité des gens sont satisfaits de leur vie, en tout cas de celle qu’ils avaient avant l’arrivée du covid-19. Ils étaient contents de travailler dur afin de pouvoir (sur)consommer sans se soucier forcément de la (sur)consommation de leurs congénères, ni de ses conséquences.
Si une majorité de gens ne souhaitent pas s’en sortir par le haut, ni changer du système, tu vois bien la complexité du bon vivre-ensemble. L’idéal serait que nous puissions vivre décemment comme nous le souhaitons, mais en vérité nous sommes tous colocataires de la Terre, et on n’a toujours pas réussi à mettre en place un règlement de colocation. D’où le bordel généralisé dans lequel on vit…
Aucun artiste n’a pu devenir le successeur de Bob Marley. Ni sur le plan musical (Il y aurait pu avoir Garnett Silk, malheureusement mort trop tôt. Aucun autre ne peut rivaliser en raison de plusieurs facteurs que tu as détaillés), ni sur le plan moral (« Les superstars du rap et du R’n’B ont sans doute été trop occupées par la recherche de hype, de bling-bling et le ramassage de billets verts pour s’occuper des laissés-pour-compte de la modernité et de l’ultra-libéralisme. Où sont Jay-Z, Kanye West, Rihanna, Kendrick Lamar et Alicia Keys quand il s’agit de porter la voix du continent africain ? On ne les entend pas beaucoup pour dénoncer les guerres civiles au Yémen et au Soudan, l’exploitation massive du continent par les multinationales des secteurs de l’énergie et du BTP ou les famines en Afrique subsaharienne… Dr Dre ou Snoop auraient également pu prétendre à ce statut, mais le premier préfère être un brillant entrepreneur milliardaire et le second un patron de start-up spécialisée dans l’industrie du cannabis, quand il ne produit plus de films pornographiques. »). Je ne sais même pas quelle question poser tant ce constat est plombant. Enfin, si. Qui ? Qui viendra redonner aux peuples l’envie de se soulever ? Et quand ? Mais je doute que tu puisses apporter une réponse précise :)
Les choses changent en Afrique. Pas aussi vite que l’on voudrait, pas aussi fort qu’il le faudrait, mais une classe moyenne est en train d’émerger dans de nombreux pays et avec elle apparaît des mutations profondes dans les sociétés. Éduquez le peuple, il saura se gouverner. Arrêtez de dominer les gens en les assistant de manière infantile et aidez-les à s’autonomiser, ils deviendront indépendants. Libérez les pays de la domination économique et financière des anciennes puissances colonisatrices, et ils se développeront plus vite. Apprenez aux gens l’art de l’échange, de la discussion et du compromis, et faites confiance aux populations pour s’organiser. Libérer les filles et les femmes de systèmes paternalistes et elles se réaliseront. L’espoir est l’horizon.
L’authenticité, l’intégrité, le courage et la rigueur. Autant de qualités, parmi d’autres, qui ont fait de Bob Marley l’homme qu’il était. Quel autre trait de caractère est, à tes yeux, absolument essentiel pour le définir ?
Son incroyable envie de découvrir le monde et d’y porter ses valeurs. Qui aurait mis un dollar sur lui quand il est arrivé de sa campagne à Kingston ? Personne. Il n’y avait que lui pour croire à son destin et le rendre possible, à force d’abnégation et de talent. Une des principales forces de Bob aura été, au final, sa persévérance. Elle lui a permis de réussir à diffuser ses messages dans le monde entier. Pour le plus grand plaisir de nos oreilles.
Tu as produit, avec Yanis Odua et Manudigital, un special tribute to Bob Marley : « Le chant de l’humanité ». Ce morceau est offert à tous les lecteurs de ton livre.
A l’instar d’un « Chalawa » produit sept ans plus tôt, on imagine déjà la ferveur que ce titre suscitera dans les prochains concerts et festivals… dès qu’ils seront à nouveau autorisés. Je profite de cette fin d’interview pour adresser tout notre soutien aux artistes qui sont actuellement privés de scènes, et à tous ceux qui collaborent, de près ou de loin, avec eux. Je te laisse le mot de la fin :)
J’aimerais dire bon déconfinement à tous, mais je vais plutôt vous demander de faire attention à vous. Le confinement se termine aujourd’hui, mais l’épidémie, elle, ne cesse pas… Le virus circule toujours alors protégez-vous et protégez vos proches. Pour le reste passez-nous voir sur le net, à défaut de nous croiser en festival cette année, la Génération H a plein de bons sons pour vous.