Un texte écrit par Pascale Goze
mercredi 23 octobre 2013, par Le Collectif Sistoeurs
Elle n’a jamais eu de boutique de prédilection, pas plus que de bonnes adresses à refiler aux copines. Pragmatique, elle va au plus près, prend ses repères, se crée des habitudes. Elle est déjà venue plusieurs fois chez ce marchand de journaux, sur la petite place, à la sortie du métro, et elle y revient alors même qu’elle ne se sent pas très à l’aise. Le vendeur s’est montré caustique envers des clients qui lui demandaient un renseignement ; ça n’est arrivé qu’une fois mais elle craint quand même d’entendre une remarque acerbe qui la déstabiliserait, aussi se force-t-elle, à la caisse, à paraître insouciante et enjouée. En vérité, elle ne fait qu’éviter de croiser son regard, plongeant le sien au fond de sa besace à la recherche de son porte-monnaie. Elle a l’impression de passer une audition et essaie, autant que faire se peut, d’être naturelle. Mais, lorsqu’elle a payé ses revues, elle redoute la sentence. Pourtant, elle continue à venir ici, parce que c’est sur le chemin de la maison. C’est idiot, elle se le répète à chaque fois, mais c’est comme ça. Les habitudes ont la vie dure, croit-elle. Ce qu’elle n’admettra pas, c’est qu’elle espère secrètement passer l’épreuve haut la main.
Ce soir, elle flâne dans les rayons, s’attardant sur les derniers romans parus, comme si elle avait l’intention de les acheter. Elle est dans son rôle d’intellectuelle humble, celle qui sait beaucoup sans forcément le clamer. Elle sourit et opine du chef quand elle reconnaît un livre qu’elle a déjà lu, apprécié ou pas, et elle consulte les quatrièmes de couverture si un sujet a suscité son intérêt, si un nom d’auteur a retenu son attention. Elle n’est là que pour des cahiers de jeux, en vérité, mais elle
imagine se cultiver comme ça à peu de frais, en se tenant informée de l’actualité littéraire. Alors elle prend son temps, starissime. C’est sa grande scène, après tout, juste avant de passer à la caisse pour
le dialogue des banalités, Bonjour. Bonjour, vous n’avez pas de monnaie ? Quarante centimes, ça vous irait ? Ce sera toujours mieux que rien. Merci, au revoir. Au revoir et à bientôt, à qui le tour ?
Arrive le moment où s’attarder davantage dans la boutique semblerait suspect, alors elle se résigne à avancer vers la sortir, souriant d’un air faussement dégagé. Le marchand de journaux lui prend les cahiers de jeux des mains pour vérifier les prix. Il n’y a pas dans son geste la brusquerie qu’elle attendait. Il l’observe par en dessous et lui sourit, goguenard.
« Vous savez combien il y a de rayures à vos collants ? Vous ne les avez jamais comptées ? »
Il pointe un doigt en direction de ses maigres jambes zébrées. Elle baisse la tête pour masquer sa stupéfaction. Il se penche en avant.
« Attendez, laissez-moi faire ! »
Elle recule d’un pas, se met à rire.
« Vous ne voulez pas que je les compte pour vous ? Vraiment ? Mais alors, vous ne saurez jamais combien il y en a ! »
Il secoue la tête, mimant dépit et résignation.
« Tant pis pour vous ! »
Et comme elle ne répond toujours rien, il enchaîne : « Sept euros vingt. »
Elle ramasse les cahiers de jeux qu’elle roule et glisse dans sa besace, relève la tête, quête son regard qu’elle devine alors déjà rivé à celui de la cliente derrière elle.
« Je vous dirai ça une prochaine fois. Peut-être... »
Évidemment, en sortant du magasin, elle est fière d’elle, de sa répartie. Elle est rentrée dans le jeu du marchand de journaux et s’est même montrée mutine. Elle voulait vraiment être gentille avec lui. Cependant, elle n’arrive pas à savoir si c’est parce qu’elle voulait lui montrer à qui il avait affaire, ou si c’est parce qu’il est cloué sur un fauteuil roulant.