mercredi 12 mars 2008, par Flô Bouilloux
De la fenêtre pénétrait une lumière grise qui envahit mon esprit. Bientôt, je devrais partir travailler. Enquêtrice par téléphone. C’était mieux que rien, pas pire qu’autre chose. Un contrat de vacataire. Pas un CDI, ni un CDD, un contrat de cinq jours. Ça faisait un mois que j’allais de cinq jours en cinq jours. Sans être sûre que je pourrais travailler la semaine d’après. D’un autre côté, je pouvais partir quand je voulais.
Partir.
Je repensais à mes années d’étudiante, quand j’étais riche. Enfin, assez, avec les bourses et le reste, pour être insouciante comme on l’est à l’adolescence, à l’âge où on gagne en liberté sans avoir encore à s’occuper des contraintes. On peut être ce qu’on veut : rebelle, gothique, punk, déjanté... on se fringue comme on veut, on refait le monde, on théorise des utopies et on imagine le champ des possibles. On est un peu comme un ballon gonflé à l’hélium.
Et puis, un beau jour ça s’arrête. Il faut gagner sa vie, faire comme tout le monde, rentrer dans le moule d’une manière ou d’une autre. On se résigne, on se laisse ramener sur terre de gré ou de force. On n’a pas le choix, il faut payer son loyer, sa bouffe, ses sorties, ses loisirs, ses crédits... Penser à sa retraite, à sa santé, à la sécu,... Aliéné par l’argent, par la peur de l’insécurité : peur d’être à découvert, peur d’avoir des problèmes, peur de perdre son confort, peur de se retrouver à la rue, peur de ne pas pouvoir manger, peur de ne pas avoir accès aux soins, peur de ne pas avoir de retraite...
Peur.
Qu’est-ce que la liberté ? Le regard perdu dans mon bol de nouilles chinoises, j’avais l’impression d’être menottée à cette vie, oppressée, comme maintenue la tête sous l’eau.
Pour moi, la liberté, c’était ne rien devoir à personne. Vivre en autarcie. Ce qui impliquait : pas de confort, pas de sécu, pas de retraite, et fatalement : une vie plus courte. Et donc, un choix difficile, sur lequel on ne pouvait pas revenir.
Et puis, on m’a dit que la liberté, c’était plutôt un état d’esprit, qu’en France, en Europe, on avait la chance d’être libre. Encore fallait-il s’en rendre compte, se sentir libre. La liberté c’était avoir conscience de ses choix et les assumer. On pouvait très bien choisir de ne pas se prendre la tête avec l’argent, d’accepter ou de refuser les règles que la société voulait nous imposer. Et si la société était vraiment en contradiction avec nos valeurs, la liberté, c’était de choisir la société qui nous conviendrait, déménager dans un autre pays. On pouvait très bien choisir de renoncer à tout confort et partir vivre avec ses chèvres, mais il fallait être en mesure d’assumer ses choix, ce qui est une autre affaire.
Peur VS Liberté : le combat intérieur
La serveuse automate n’ira certainement jamais cultiver ses tomates au soleil [1], parce qu’elle a peur. Elle sait ce qu’elle perd, mais elle n’est pas sûre de ce qu’elle va gagner. Et renoncer à son confort, à sa sécurité, à une vie bien rangée, dans les normes de la société - avec un mari, une maison et des enfants -, ce n’est pas si simple.
Dans ma cuisine grise, j’avais envie de partir, de tout quitter, de prendre la route, de vivre de petits boulots trouvés en chemin, de découvrir le monde, ou du moins la France, et ce n’était pas le bouquin que je lisais qui allait m’enlever l’idée de la tête : Sur la Route de Jack Kerouac. Mais j’avais peur moi aussi. Peur de ne pas pouvoir, de ne pas vouloir revenir, peur de ce que j’allais trouver - une fille seule sur la route, avec toutes les histoires qu’on voit à la télé... -, peur de l’après, et puis c’était de toute façon une idée loufoque, je ne pouvais pas laisser mes colocs en plan comme ça... Je me raccrochais à mes obligations envers les autres, à l’anticipation de problèmes hypothétiques pour me dissuader de partir. J’auto-censurais mon désir par un discours normatif, je fermais mon esprit, ce n’était pas bon.
Alors je suis revenue au point de départ, par où tout cela avait commencé. Et j’ai compris que cette vie je l’avais choisie, j’avais choisi de ne pas suivre une voie toute tracée mais plutôt un parcours semé d’embûches, et même ce petit boulot que je faisais en attendant de trouver mieux et qui me permettait de payer mon loyer tout en continuant mon chemin vers le but que je m’étais fixé, je l’avais choisi aussi. J’étais libre depuis le début et si je ne le sentais pas, c’était que je ne parvenais plus à assumer mes choix, la tête dans le guidon dans ma recherche d’argent, je m’étais perdue en route, la destination à atteindre était sortie de ma ligne de mire.
Ce bol de nouille chinoise m’avait fait comprendre que je ne devais surtout pas renoncer à mon désir d’aventure et de voyage mais au contraire le nourrir et l’utiliser pour atteindre le but que je m’étais fixé et qu’il ne fallait plus que je perde de vue.
[1] Starmania, La Serveuse Automate, Luc Plamondon, Michel Berger