Le chômage a mauvaise presse. Le chômage, c’est négatif. Quand on est au chômage, on n’est plus dans le système. Un assisté que la société daigne soutenir. Un inactif. On ne compte plus puisque seuls les actifs comptent. Quand on est au chômage, on est assailli de questions : quand est-ce que tu vas retravailler ? Tu cherches dans quoi ? Quels sont tes projets ?
Pourtant, le chômage a certainement été l’une des meilleures périodes de ma vie.
C’est sûr qu’être au chômage, c’est mieux quand on a travaillé et quand on n’a pas de crédits qui obligent à courir après l’argent. Parce qu’il faut se rappeler que quand on travaille, on cotise à " l’assurance chômage " et que ça c’est génial parce que, quand on ne travaille plus, cet argent nous est reversé, par un savant calcul " négocié " entre syndicats de salariés et de patrons, certes, mais quand même. Assez pour payer le loyer et la bouffe, ça me suffit car comme dit Baloo :
" Il en faut peu pour être heureux
Vraiment très peu pour être heureux
Il faut se satisfaire du nécessaire " [2]
Une fois au chômage, j’ai découvert que j’avais le temps.
Être au chômage, ce n’est pas être en vacances. Quand on est en vacances, il faut rentabiliser son temps avant de retourner au travail. Faire le Maroc en une semaine, partir dans sa famille et voir le plus de monde possible, se faire bronzer un max à la plage, retapisser la cuisine, rénover la maison, ou simplement faire tout ce qu’on n’a pas le temps de faire d’habitude.
Avant quand je ne travaillais pas, je me disais qu’il fallait que je fasse avancer mes projets, qu’il fallait que ça bouge. Pire qu’un patron, un patron dans ma tête qui m’assénait des " il faut que tu fasses ci, que tu te dépêches de faire ça... " et me mettait une pression d’enfer. Cette fois j’en ai eu marre, j’ai dit stop.
Du coup, je me suis retrouvée dans une parenthèse. Je n’étais pas en vacances, je ne savais pas quand j’allais reprendre le travail. Je ne me mettais plus d’impératifs. Mon temps n’était plus contraint à rentabilité.
Le temps s’est alors mis à ralentir.
Je me suis posée, j’ai regardé les arbres par la fenêtre, j’ai pris une tasse de thé, mis un CD de John Lennon. Et j’ai enfin compris ce que l’expression, usée, galvaudée, " Carpe Diem " signifie.
Le Carpe Diem, je l’ai découvert dans Le cercle des poètes disparus [3]. Toute mon adolescence je n’avais que ces mots-là à la bouche : " Vivez si m’en croyez, n’attendez à demain / Cueillez dès aujourd’hui les roses de la vie. " [4] , " Rompre l’os et sucer la substantifique moelle " [5]... Mais " Carpe Diem ", ça ne se dit pas, ça se vit. Et pour le vivre, il faut prendre le temps. Le temps de la contemplation, le temps de regarder le temps qui passe, les saisons, observer la nature, les plantes pousser, les étoiles, le temps de ne plus se poser de questions, d’arrêter les " il faut que... ", d’arrêter de faire des projets, le temps de lire un bon bouquin, de redécouvrir la musique, de discuter avec des amis, le temps de vivre tout simplement.
J’ai sorti la tête du guidon.
La tête, on nous la met dans le guidon dès l’entrée à l’école et si on a le malheur d’être bon élève, on ne la relève que très tard, voire pas du tout... Dans ma famille, comme certainement dans beaucoup de familles, on nous conditionne pour le travail dès la maternelle : qu’est-ce que tu veux faire quand tu seras grand ? Et après, c’est pire : il faut " réussir " ! Il faut avoir de bonnes notes, pour avoir du travail, et attention, pas n’importe quel travail, un travail où on gagne de l’argent. " Bac+5 sinon rien ! " : ingénieur ! Ils n’ont jamais compris qu’" ingénieur ", c’est comme " intermittent ", ce n’est pas un métier... Alors on a la tête dans les bouquins, puis dans la recherche d’emploi et enfin dans son boulot. Même si c’est un boulot chiant et pas du tout intéressant, où on fait des milliers d’heures sup’ avec une pression pas possible, c’est pas grave puisqu’on gagne plein d’argent ! Argent qui permet d’être bien intégré dans la société. Société de consommation s’entend.
Bon, moi, j’avais réussi à ne pas faire ingénieur, mais il m’avait quand même fallu obtenir mon bac+5 parce que " ça fait mieux dans le CV ". Sauf qu’un master en art ça ne sert à rien et que pour bosser chez MacDo c’est même plutôt handicapant : " malheureusement votre profil ne correspond pas "... Mais j’avais quand même la pression, il fallait que je " réussisse ". Mais " réussir " quoi au juste ?
" People say I’m crazy doing what I’m doing,
Well they give me all kind of warnings to save me from ruin,
When I say that I’m o.k., they look me kind of strange,
Surely you’re not happy now you no longer play the game,
People say I’m lazy dreaming my life away,
Well they give me all kinds of advice designed to enlighten me,
When I tell that I’m doing fine whatching shadows on the wall,
Don’t you miss the big time boy you’re no longer on the ball ?
I’m just sitting here watching the wheels go round and round,
I really love to watch them roll,
No longer riding on the merry-go-round,
I just had to let it go. " [6]
Sortir la tête du guidon, c’est mal vu.
Évidemment, quand on s’arrête, qu’on fait un pas de côté et qu’on regarde le monde bouger, les autres nous regardent de travers. On devient un feignant, un glandeur, un inutile. Il ne peuvent pas comprendre.
Mais " ne pas avoir d’emploi " est différent de " ne pas travailler ". C’est juste qu’on ne travaille pas pour la société, mais pour soi. Et il n’y a pas que moi qui le dit :
" Le temps du passage à l’acte noétique est celui de l’otium, qui n’est pas le temps de l’oisiveté, mais du loisir [studieux], c’est-à-dire de la liberté et du « souci de soi ». "
Bernard Stiegler, Pour une nouvelle critique de l’économie politique [7], (ouais, du coup, j’ai commencé à lire des trucs compliqués...)
Si je résume, Stiegler, en opposition au " travailler plus pour gagner plus " de notre président, il dit " travailler moins pour apprendre plus, pour penser plus ".
Pendant ma parenthèse enchantée, j’ai appris plein de trucs, j’ai découvert plein de choses, j’ai pu prendre le recul nécessaire pour mieux comprendre le monde dans lequel je vis. J’ai fait des rencontres importantes qui m’ont aidé à discuter mes opinions, à me poser des questions et qui m’ont aussi donné envie de retourner dans la bataille. Alors j’y suis retournée, mais pour participer d’une manière différente.
J’avais juste envie de donner, de partager, de profiter des bons moments. Parce que à quoi bon " travailler plus pour gagner plus " si on a pas le temps d’en profiter ? Moi j’aime mieux " travailler moins pour vivre plus " ! Du coup, plus de pression, je me suis sentie libre. Libre de soutenir des potes, de donner des coups de main, de travailler bénévolement avec des gens que j’aime bien dans une ambiance sympa. Travail pour lequel j’étais sur-motivée et je me suis donnée à fond, à mille lieues de ce que j’avais pu vivre dans le monde salarié.
Bien sûr, tout à une fin, et le chômage aussi, je suis donc retournée travailler, parce qu’il faut bien manger et payer son loyer. Mais cette expérience a définitivement changé mon regard sur le monde.
Et je me suis promis de ne jamais laisser le travail bouffer ma vie.
[1] Le petit Larousse illustré, Larousse, 2004.
[2] Le livre de la jungle, Wolfgang Reitherman, Studios Disney, 1967
[3] Peter Weir, 1989
[4] Quand vous serez bien vieille..., Sonnets pour Hélène, Ronsard
[5] Gargantua, Rabelais
[6] Watching the wheels, John Lennon, (traduction : http://www.lacoccinelle.net/traduction-chanson-14184-.html).
[7] Collection Débats, Éditions Galilé, 2009