Préface pour le prochain recueil Humanimal 3
Recueil collectif de nouvelles & poèmes humanitaires, Archipel93, parution prévue en Juin 2005
samedi 11 décembre 2004, par Séverine Capeille
Place Carlo-Alberto, le vieux cheval est éreinté. Dans la station de fiacres, le cocher frappe, s’acharne sur la bête décharnée. Le temps s’arrête. Le temps se cache dans la crinière dorée. Mais voilà qu’un homme - par où est-il arrivé ?-, qu’un homme se jette au cou de l’équidé. Il sanglote. Il s’écroule. Il tombe, inanimé. On le reconnaît. On entend murmurer. Nietzsche, relève-toi. Nietzsche… Quelle est cette pitié ? Reprends ton marteau… Cogne, cogne… et l’on pourra t’aimer…
Nietzsche ne cognera plus jamais. Des images défilent dans sa tête. Il court sur des parchemins, et le sable se soulève, trace les lignes de sang des poètes, les lignes de fuites des bêtes. Trace les âmes traquées. L’Humanité est à Terre, prostrée. Le philosophe se tait. Il se fout de ce qu’on peut penser. Il remonte l’histoire, à califourchon sur un cheval néolithique. Qu’importe que ses écrits soient alors classés au nombre des documents pathologiques ? Il n’a plus rien à dire. On va l’interpréter. Nietzsche, es-tu fou ? Vas-tu te relever ?
L’homme est à cheval sur les étoiles. Il ne remet plus rien en cause, ni l’égalité, ni la justice sociale. Il est allongé sur ses contradictions, sur le sol en pavé où on murmure son nom. Il s’efface dans les deux « s » de la compassion. Les SS oublieront. Les dictateurs liront sans jamais se souvenir du vieux cheval, les victimes se compteront par millions. Nietzsche ne bouge pas. Dans son humanimale solitude, il est maudit. Et les murmures deviennent des cris. Tu n’es qu’un faible, pauvre génie !
La colère répand son choléra bien plus vite qu’on le dit. Place Carlo-Alberto, on ne savait pas encore qu’arrivait le siècle de la barbarie. Les éclairs de rage du cocher n’étaient rien comparés à des pluies diluviennes, de feu, de fer, d’acier. On ne savait pas encore que l’homme n’aurait plus assez de larmes pour pleurer. Dans le cercle du cirque bestial, sur la place d’un quartier, un poète, un fou, est étalé, comme un clown qu’un prédateur a piétiné. Envoyez la musique… Allumez les pistes… On a vu voler l’âme… Il faut la rattraper...
Seul le cheval sait ce qui est arrivé. Il emporte le secret. Et le sable se soulève. On peut reconnaître les galops de Pégase, de Bucéphale, de Brillador, de Rossinante, de Kantara… Puis tout se brouille, la neige de janvier envahit le téléviseur. Ils sont tous morts. Le cheval, le philosophe, et le bon dieu. Morts. Il ne reste plus qu’un brouhaha dangereux. On cherche l’Humanité, comme la pièce d’un puzzle qui a glissé sous le plancher. On voudrait en parler, et toujours elle s’échappe, fait l’acrobate entre le mal et les mots, saute sans filet sur le fil du vingtième siècle… elle tombe de haut. Circulez ! Vous voyez bien que vous gênez. Laissez passer…
Il y a un monde fou. On dresse des murs. On place des barreaux. On fait des cages, et puis des trous. On ne peut plus distinguer l’homme de la bête. Il y a les jets de pierres, la poussière… et le paysage est flou. Entre les doigts, le sable coule, se répand dans la foule. De petites poignées de terre, jetées sur des tombeaux mal refermés. Ici, le mari, la jeune femme, et l’enfant-loup meurent. Au loin s’esquisse l’ombre d’un chien abandonné. Vous entendez ce silence ?
Nietzsche et le cheval. L’humanimale grisaille dans le marc de café. La disparition des espèces sur le tracé encéphalogra-cirque, la chute annoncée… Il n’y a plus de sable, que du béton armé. La nécessité de ce livre tient dans les silences qu’il faut briser, dans les absences qu’il faut combler. Un chant différent s’élève. Des plumes viennent de tous les horizons, pour nous parler de l’homme, de l’âme du monde. Elles posent des petites touches colorées, éparpillent le puzzle sur le plancher… Le sable se soulève...
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