mardi 18 mai 2004, par Séverine Capeille
Serge Rivron : Ça a quelque chose d’étourdissant le succès de cette mode qui consiste à s’épiler ou à se raser intégralement le pubis, vous ne trouvez pas ?
Séverine Capeille : Surtout que, l’épilation en tout cas, c’est très douloureux, d’après ce que m’a dit une copine esthéticienne : on vous met en position gynéco, on vous badigeonne de cire brûlante et on arrache dans le sens contraire de la pousse. En plus, ça coûte dans les 95 euros, et tout y passe : sexe, anus, pubis, parties - il y a de plus en plus d’hommes qui le demandent, paraît-il.
SR : L’an dernier sur une plage naturiste, j’ai vu des familles entières, mignonnettes ados, mamans, papas, tatans, et grands-mères, arpenter le sable en conversations paisibles, pines et lèvres frémissantes au vent, l’air de rien, comme si on mettait son sexe à cru par inadvertance ! C’est navrant… ça contient un potentiel d’excitation torride et pourtant c’est seulement obscène !
SC : Il doit y avoir une analyse possible, sociologique, psychologique… ça vient de loin quand même cette volonté de dissimuler ses poils. Nos grand-mères s’épilaient déjà les jambes…
SR : A condition qu’elles soient des villes, et pas des champs. On ne s’épile pas, dans notre société, depuis si longtemps, il me semble. Et puis, ça n’a concerné longtemps que les femmes nubiles, pas les ados ni les hommes. Et encore, pour ce qui est des cuisses, des bras et même des aisselles, c’était plus ou moins réservé aux poilues, ou aux vedettes féminines.
SC : On est passé des femmes à poils et à vapeurs au tout sexe-épile ! Sociologiquement parlant, on pourrait tenter un parallèle entre les années 70 pleines d’espoirs aux poils drus, et les années 2000 tondues par la désillusion reine et les disettes budgétaires.
SR : C’est tentant comme explication, la métaphore est amusante et marche bien ; mais je ne suis pas convaincu que ça suffise. Le sexe, même s’il a de plus en plus tendance à être mis sur la place publique, est par excellence le lieu corporel de l’intime, avec le trou du cul qui l’est encore plus, mais dont vous me disiez qu’il est aussi victime de la mode sans poils (encore qu’on ne doive pas en trouver beaucoup par ici). Contrairement à l’impression que veulent dégager mes baladeurs des sables, le fait de se "dépoiler" le sexe n’est pas du tout indifférent, ça engage formellement l’individu qui pratique ça, même s’il est sollicité par une mode dans un contexte social donné.
SC : C’est en tout cas une mode qui répond parfaitement à l’injonction de jeunisme qui nous est faite depuis une quinzaine d’années. Cette mode habille, ou plutôt déshabille, une génération d’"adulescents". On y retrouve aussi le côté "manga", avec ses personnages sans identité sexuelle marquée. Le poil, qui contient toute la carte génétique de l’humain, serait perçu comme une trace dégoûtante, une imperfection, un obstacle vers l’idéal de déshumanisation exalté par la peau lisse de l’éphèbe…
SR : Les poils en liberté, c’est vrai, ça évoque une soumission au naturel qui n’est plus du tout de mise dans l’idéologie actuelle. Les années 68-75, c’est aussi l’éclosion des seins nus au bord de l’eau, où s’affichait nettement ce qu’on pourrait appeler une revendication des femmes à la naturalité mammaire ; c’est l’époque de la "libération sexuelle" et du "retour à la nature" qui a aussi engendré un fabuleux essor du naturisme. Montrer ses poils, au fond, ça disait un peu "on est des animaux comme les autres".
SC : Aujourd’hui, la nature a changé de nature ; elle n’évoque plus le réconfort souverain, l’harmonie à atteindre, mais le danger omniprésent : réchauffement climatique, pluies torrentielles, tremblements de terre, canicule, épidémies. Alors on fait disparaître les poils, on tond, on rase, on épile. C’est peut-être ça : on chercherait dans son corps non plus l’animal, mais l’invisible, on chercherait à le mettre à jour, à voir l’Autre en soi, et que les autres se perdent dans la vision de votre nudité absolue.
SR : Ce qui est sûr c’est qu’il y a bien, avant tout, une volonté d’exhiber, dans cette mode du pubis imberbe, que j’appelais tout à l’heure une "mise à cru" des organes sexuels. On ne jette pas, même virtuellement, sa vulve au regard de tout un chacun en toute innocence. Il y a un monde entre la nudité sauvage des années hippies, et l’exhibitionnisme huilé d’aujourd’hui. Il y a quelque chose de l’ordre de la mise en pâture du sujet par lui-même qui se joue ici, une prise de possession par la sphère de l’intime de celle du publique…
SC : Une scission de l’intime, plutôt, par où se creuse la faille moderne entre le corps et l’âme ?
SR : On peut aller jusque-là, oui : cette mode ressemble foutrement à l’affirmation par des millions d’individus de la dimension lubrique d’un être de plus en plus enclin à n’exister que dans la sphère sexuelle.
SC : Et la pudeur, bordel ?
SR : Ce qui est certain, par quelque bout qu’on le prenne, c’est que c’est un sentiment parfaitement inadapté au phénomène. La pudeur, c’est par définition le résultat d’un sentiment de honte et, par retour, la retenue qu’un individu opère à l’égard de son intimité, à l’égard de ce qu’il sent intimement comme pouvant dégrader le respect qu’il se doit à lui-même. C’est pourquoi cette question de pudeur, qui a des racines extrêmement profondes en l’homme, des racines qui s’enchevêtrent entre ce qu’il y a de corps et d’esprit en chacun, qui plongent au tréfonds de notre perception de la Chair, au sens mystique, est si profondément absente de notre conception actuelle : nous vivons un monde où la chair n’a plus de connotations ni de résonances que par et pour la séduction.
SC : Nous sommes bien loin, décidément, de ce désir de retrouver un état d’enfance qu’on pouvait voir dans le fait de se vouloir le corps sans poils…
SR : Loin et proche, parce que l’enfance, c’est aussi le moment où le corps est livré totalement au monde, sans défenses. C’est à dire un moment où l’on est, fantasmatiquement au moins, le véritable jouet du désir. Or s’arracher la toison pubienne, c’est à la fois redevenir physiquement imberbe, mais c’est aussi mettre son sexe sous le nez de l’autre, le soumettre à son désir.
SC : "Soumettre", sous-mettre : on dirait du Lacan, maintenant ! En restant dans cette idée de soumission purement sexuelle au désir de l’autre, il y a un alibi qui est souvent avancé par ceux qui se tondent le pubis : c’est la demande du partenaire, pour une question de "confort"… On ne sait pas s’il s’agit d’hygiène, ou de confort d’excitation, ou pour éviter l’arrachage intempestif par frottements… On dit "pour le confort"…
SR : Si Lacan était là, on peut être sûr qu’il ferait cette fois encore passer la ficelle entre les deux syllabes de ce "confort"… et qu’il la ferait glisser entre les fesses des impétrants, pour mieux rappeler que la mode des cons rasés va de paire avec celle du string.
SC : Mais la voilà, l’explication simple, limpide, basique, de la mode sans poils : y’a plus assez de tissu pour les couvrir ! Tout simplement ! Le string va à l’essentiel, tire un trait sur les frous-frous et les fourrures rebelles. Excentriques, sexes sans triques, tous se mettent au diapason. On joue du triangle sans imagination. En rase campagne. On coupe le poil sous le pied des idées frisottées. Et s’il doit n’en rester qu’un, de poil, que ce soit celui qu’on a dans la main.
Le site de Serge Rivron