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’Nos Plumes’ : pour en finir avec les ’cultures urbaines’

par Cathy Hamad.

lundi 3 avril 2017, par Le Collectif Sistoeurs

Parfois, nul besoin d’artifices ou grands moyens pour faire ouvrir les yeux sur quelque chose qui tourne pas rond. Il aura suffit de quelques discours authentiques et sincères de cinq artistes pour nous mettre face à des tonnes d’incohérences. La réalisatrice Keira Maameri redonne la parole à cinq auteurs différents dans son documentaire Nos Plumes : Diablo auteur des Lascars, Berthet One bédéiste auteur de L’Evasion, et les romanciers Faiza Guene, Rachid Santaki et Rachid Djaidani. S’adresser aux bons interlocuteurs pour obtenir les bons propos.

Dans sa forme comme dans le fond, le film est subtilement élégant. Il est découpé en chapitres pensés pour développer tous les aspects des parcours de ces cinq auteurs. Ces écrivains parlent à cœur ouvert dans une atmosphère bienveillante instaurée par Keira Maameri. La réalisatrice emploie pourtant un dispositif on ne peut plus bateau : des interviews face caméra qui révèlent par la force de la simplicité l’absurdité à laquelle on s’est un peu trop habituée. La proximité avec le spectateur est créée et le place dans une position d’écoute active.

Au fur et à mesure, on se surprend à remettre en question son vocabulaire, sa façon de penser les choses qui semblent pourtant bien établies. Il y a la volonté par Keira Maameri de remettre chaque chose à sa bonne place plutôt que de s’abandonner aux écueils de la facilité. A commencer par la définition des mots que l’on emploie. D’abord, il convient de rappeler la définition d’urbain. Le Petit Robert nous dit qu’est urbain tout ce « qui appartient à la ville. » Ce qui englobe beaucoup de choses en somme. « Une définition c’est une définition, après l’imaginaire qu’on s’en fait…  » Cette remarque que nous fait Keira Maameri interpelle. C’est vrai, lorsqu’on accole l’adjectif urbain à la culture, l’imaginaire collectif croit très bien savoir à quoi se référer.

Le film, implicitement donc, soulève le besoin permanent des médias de labelliser l’inconnu. Partant de l’hypothèse optimiste que poser le tampon « culture urbaine » est un signe d’une volonté de comprendre, les auteurs interrogés par Keira Maameri révèlent les effets pervers de ce mécanisme récurrent que l’on entend partout, de la bouche la plus innocente à la plus critique. Cause ou conséquence, qualifier une partie de la culture d’urbaine revient à séparer une culture légitime d’une culture plus pop. Ces écrivains représentent un switch entre des mondes dont on a toujours imaginé les contours difficilement perméables.

Le film interroge, entre autres, sur les raisons qui font qu’il est parfois dur d’envisager le mélange de ces univers, l’un considéré comme trop noble et intouchable, et l’autre certainement trop popu. Ce documentaire permet de remettre les choses dans l’ordre et de souligner que peut-être le problème n’est pas à la frontière de la sphère littéraire, où le talent d’écriture de ces cinq auteurs a été parfaitement admis, mais plutôt du côté de notre réception. Comme si d’un coup l’attrait des potentiels lecteurs s’était déplacé du « talent d’écriture » vers le « milieu social d’origine ». « Faiza écrit des romans, elle est éditée chez un grand éditeur, elle a écrit plein de bouquins qui sont traduits en 25 langues, Elle fait partie de ceux qui ont vendu le plus de livres en tant qu’auteur français. C’est pas une écrivaine urbaine, c’est une écrivaine . » Bizarre pourtant, la page Wikipédia de la culture urbaine ne mentionne même pas la littérature comme genre pouvant s’y apparenter.

Si le discours critique envers la communication par les médias est finalement assez courant et banalisé, il est plutôt rare d’entendre les effets de ce genre de discours sur les sujets eux-mêmes. Nos plumes dévoile un propos assez inédit en ce sens. Il révèle la manière dont ces personnes, issues de milieux dit urbains - comprendre banlieue - ont, à cause de ces réflexes linguistiques et journalistiques, intégré dans leur intime le fait de ne pas être à leur place. Le regard que ces auteurs se portent à leur art et à eux même est questionné. Ils finissent par se demander dans quelles mesure ils doivent se faire le porte-parole d’un groupe, à qui d’habitude on ne donne pas la possibilité de s’exprimer. « Ce que je représente pour toi c’est toi que ça regarde, c’est pas moi, c’est pas de ma faute », nous dit Keira.

Rachid Djaidani arrivait sur un plateau avec un livre, et il se retrouva à devoir expliquer les émeutes. Aurait-on demandé la même chose à un autre écrivain ? Le label urbain n’est que l’expression maladroite d’une volonté de comprendre l’autre mais « c’est un faux gentil, ça nous rend pas service » nous dit Keira. Chacun des témoignages nous met face aux conséquences de mettre par facilité les gens dans des cases et questionne nos rôles à chacun. Quand bien même ce label tendrait à donner les clés de compréhension d’un genre, il se trompe carrément de voie et creuse le décalage où il n’a pas lieu d’être, enfermant ces auteurs malgré eux dans un genre supposé alternatif. Par volonté ou par peur de la nouveauté ?

Le documentaire s’ouvre sur une archive d’émission radio où un journaliste demande à Faiza Guene ce qu’elle pense de son surnom, la Sagan des cités. « Au début c’est flatteur après c’est chiant . » C’est chiant parce ça établit encore une différence qui n’a pas lieu d’être entre deux écrivains. « Ça fait genre vous n’auriez pas dû écrire. On n’aurait jamais pensé que vous puissiez écrire », pense la réalisatrice. Il y a ce sentiment qui se développe chez certains de ces auteurs de ne pas se sentir à sa place, comme s’il pénétrait un monde qui leur était interdit. « Si toi t’étais un requin, moi j’étais une sardine à l’huile » dit Faiza Guene à Berthet One lorsqu’ils discutent de leur entrée dans ce monde. Le documentaire révèle donc ce vrai sujet d’identité chez ces auteurs presque obligés de représenter une bonne fois pour toute un groupe qu’on entend peu. Les cinq auteurs choisis par Keira Maameri ont chacun des parcours différents et des façons assez différentes de vivre ces moments de tensions personnelles.

On le comprend alors assez rapidement au visionnage du documentaire : le film prend une tournure politique. Le blâme est donné aux journalistes, aux diffuseurs, à la société en général. D’ailleurs le doc avait Carcans pour titre initial. « Au début je partais vraiment avec un documentaire à charge contre tous. Le monde de l’édition, les journalistes - à travers ce questionnement de la littérature. Puis finalement je me suis dit que c’est peut-être beaucoup plus utile de faire un portrait de ces gens-là. Ça n’existe pas et comme je suis plutôt pour le positif que le négatif, j’ai pensé qu’il fallait inverser la vapeur. » Naît alors Nos Plumes, avec un grand « nos » inclusif, « parce ces écrivains sont à nous tous en vérité, pas qu’à l’urbain. »

Voilà le genre de documentaire qu’on regarde pensant trouver des réponses, et dont on ressort avec encore plus de questions. Avec cinq portraits subtils et touchants de sincérité, le documentaire prend le contre-pied des propos habituels. Rare est la mise en lumière de ces points de vue internes, aucunement plaintifs et élégamment éclairants.

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source : www.surlmag.fr


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