J’ai commencé la danse classique à un âge où je ne savais pas encore distinguer le pied droit du pied gauche. De cela, je suis sûr. Maman avait inscrit un D et un G à l’intérieur de mes chaussons en satin blanc. Un subterfuge aussi utile et efficace que honteusement ridicule quand l’encre du feutre noir venait à déteindre sur mes pieds. Au début, j’en ai bavé. L’apprentissage a été difficile. Je me souviens de ces laborieuses leçons où il fallait sans cesse recommencer des exercices de souplesse, des relevés sur demi-pointes, des demi-pliés, des placements… Je répétais les mêmes gestes, les mêmes positions, les mêmes pas, jusqu’à l’épuisement. Et puis, un matin de janvier, j’ai sauté. Et plus rien n’a jamais été comme avant. Je me suis élancé, pied droit devant, et j’ai réussi à effectuer deux battements avant de retomber sur le sol. Ça n’a l’air de rien, deux battements, et pourtant. C’est dans l’espace-temps de ces deux battements que j’ai su qui j’étais. Qui j’étais vraiment. Jusqu’à la pointe de mes chaussons blancs.
A quelques centimètres au-dessus du parquet, je ne me définissais pas comme la plus récente lettre de l’alphabet français, je défiais les étoiles et le vent, funambule en verticale accroché au firmament. Lourd comme un Petit Larousse illustré, j’accédais enfin à un monde de douceur et de légèreté. Je me sentais vivant. Alors, j’ai recommencé. Un entrechat, puis deux, puis trois… Je ne me suis plus arrêté. Jusqu’à oublier que mon nom était celui d’un autre, et qu’on m’avait doublé. Jusqu’à pardonner à ceux qui m’avaient snobé. J’ai sauté. De plus en plus haut. De plus en plus vite. Les muscles tendus dans la lumière. Les pieds comme des ciseaux au-dessus de l’abécédaire. Un entrechat, puis deux, puis trois… Les chaussons comme des oiseaux survolant l’océan. Je suis un rêve en satin blanc.